LES PROJETS DE FUSION-ACQUISITION EN PERIODE D’EPIDEMIE – SECURISER SES PROJETS A L’AIDE DE CLAUSES CONTRACTUELLES SPECIFIQUES APPROPRIEES
S’il ne s’agit pas de la préoccupation première des entreprises, qui priorisent pour la plupart (à juste titre) les aspects de droit social, fiscal et autres paiements récurrents auxquels elles sont soumises (loyers, électricité, TVA, service de la dette etc.), l’épidémie actuelle a un impact certain sur leurs projets de fusion-acquisition. Les ordonnances adoptées par le gouvernement dans le cadre de la loi d’habilitation dite « Urgence sanitaire » sont en la matière d’une utilité relative, car si l’une d’entre elle aménage la vie des sociétés pendant la période de confinement actuellement en cours, elles sont en revanche muettes sur le droit applicable aux opérations de fusion-acquisition en tant que telles, qui sont à la frontière du droit des contrats et du droit des sociétés.
Nous vous avons donc proposé de reprendre les principales solutions tirées du droit général des contrats et de la pratique des fusions-acquisitions qui pourraient être envisagées dans les circonstances actuelles, notamment :
1) Le recours à la notion de force majeure (article 1218 du Code civil)
2) Le principe de la révision pour imprécision (article 1195 du Code civil)
3) Les aménagements contractuels des contrats et protocoles d’acquisition
Chacune de ces options fait l’objet d’un article dédié, pour voir si ces solutions sont effectivement applicables et si elles peuvent effectivement permettre de sécuriser juridiquement les projets de fusion-acquisition. Après avoir fait le tour des notions de force majeure et d’imprévision dans les précédents articles, nous avons pu constater que ces notions ne permettaient pas d’adapter de manière maîtrisée et efficace les projets de fusion-acquisition en cas d’une épidémie comparable à celle qui frappe actuellement le monde. Nous vous proposons donc aujourd’hui de détailler les différents types de clauses contractuelles qui peuvent être insérées dans les protocoles et contrats de fusion-acquisition.
Cet article vise à présenter un panorama des clauses envisageables ainsi que les différentes modalités qui peuvent être incluses ; leur négociation et leur rédaction dans le cadre d’un projet en particulier doivent être conduites avec l’assistance d’un avocat d’expérience en la matière, qui sera à même de conseiller la meilleure solution pour chaque enjeu de l’opération.
Les clauses spécifiques de couverture des événements imprévisibles
1/ Les clauses MAC (Material Adverse Change)
Les clauses MAC, pour material adverse change (que l’on peut traduire maladroitement par « changement négatif significatif »), consistent à prévoir la possibilité pour l’acquéreur potentiel d’une société cible de ne pas réaliser l’opération en cas de survenance d’un événement ayant un impact financier important sur la société cible entre signing et closing, que l’on appellera événement MAC1. Le recours à ces clauses n’est pas systématique, puisque certaines statistiques estiment qu’en Europe seuls 14% des contrats de fusion-acquisition signés contenaient ce type de clause en 2018. Ces clauses se présentent sous la forme d’une condition suspensive, prévue au bénéfice de l’acheteur, aux termes desquelles le closing ne peut avoir lieu qu’en l’absence d’un événement de type MAC entre signing et closing. Il s’agit en ce sens d’une condition suspensive « négative », dans le sens où contrairement aux autres conditions suspensives classiques (autorisation concurrence notamment mais pas uniquement), il s’agira au closing d’apporter la preuve qu’aucun événement MAC ne s’est produit. La preuve négative étant impossible, il pourra être nécessaire de prévoir que le cédant déclare au closing l’absence d’un événement MAC. Il faut préciser que comme toute condition suspensive prévue au bénéfice de l’acquéreur, celui-ci peut librement y renoncer et procéder à la réalisation de l’opération même en présence d’un événement MAC. Une attention particulière doit être portée sur les éléments constitutifs d’un événement MAC :
‐ Le type d’événement pouvant constituer un événement MAC : selon qu’il s’agisse d’un événement isolé ou de plusieurs événements, que la simple constatation d’un impact financier négatif sur la société existe ou qu’il doive découler par exemple d’un acte volontaire des dirigeants de la cible (fraude fiscal, délit par exemple),
‐ La manière de mesurer l’impact financier sur la société cible : plusieurs indicateurs financiers peuvent être choisis, comme par exemple un impact sur le bilan (passifs supplémentaires, forte dépréciation d’actifs) ou sur le compte de résultat (baisse du chiffre d’affaires, de l’EBITDA, de la rentabilité ou de tout autre indicateur pertinent). Une attention particulière devra être prêtée au mode de calcul de cet impact : prise en compte ou non des paiements par les assurances le cas échéant ou encore prise en compte d’impact fiscal pour réduire le montant effectif de l’impact financier. Il faut préciser que certains événements peuvent ne pas être relié à un impact financier mesurable pour constituer un événement MAC, par exemple en cas de révélation d’un délit (corruption, fraude fiscale, etc.), dont l’impact, notamment d’image, est difficilement mesurable tout en étant sans doute particulièrement grave.
‐ Le montant au-delà duquel l’impact financier permet de qualifier un événement MAC : ce montant fera l’objet d’une négociation entre les parties, le but étant d’arriver à un chiffre suffisamment élevé pour que le cédant soit rassuré sur les probabilités que l’opération soit effectivement réalisée, mais également suffisamment raisonnable pour que la clause ne soit pas totalement dépourvue d’utilité. Ce chiffre doit idéalement correspondre au montant à partir duquel le cessionnaire estime que la réalisation de l’opération n’a économiquement plus de sens. Enfin, il faut noter que des exceptions peuvent être prévues à la clause MAC, qui visent à exclure spécifiquement certains événements. Les exceptions les plus courantes sont :
‐ Les circonstances économiques globales ; Il existe également des clauses MAC au bénéfice du vendeur, afin de se prémunir d’une chute de prix due à un événement extérieur lorsque le prix est calculé par référence à des éléments financiers au closing (notamment EBITDA) ; ces clauses sont plus rares et correspondent à des situations particulières, nous ne les détaillerons pas ici.
‐ Les cas de force majeure (par exemple les cas de conflits ou de catastrophe naturelle d’envergure, telle que l’explosion d’un volcan) et
‐ Les développements économiques imprévisibles dans le secteur industriel de la cible.
Il est donc non seulement nécessaire de négocier correctement la rédaction de la clause MAC, mais également de s’assurer que les exclusions ne rendent pas en pratique la clause inutilisable. Dans le cas d’une situation similaire à la situation actuelle, il est certain qu’une clause MAC pourrait valablement trouver sa place, à supposer que celle-ci n’exclut pas spécifiquement les épidémies ou les événements économiques globaux. Afin de s’assurer qu’une telle clause ne soit pas instrumentalisée, il pourrait également être utile de prévoir le cas où tout ou partie de l’événement MAC pourrait être rattachable à une action (ou une omission fautive) du vendeur, au besoin en incluant un break-up fee applicable à une telle situation.
2/ Les clauses de force majeure spécifiques
Nous avons vu que le régime légal de la force majeure n’était pas satisfaisant dans le cadre de projets de fusion-acquisition, dans la mesure où si une épidémie d’une ampleur telle que celle actuellement en cours peut être considérée comme un cas de force majeure, la jurisprudence en la matière reste fluctuante. Selon le contexte de l’opération, il peut être recommandé de prévoir dans le contrat celles des situations qui seront considérées comme des cas de force majeure, afin d’assurer un certain degré de prévisibilité et donc de sécurité juridique aux parties. Une telle clause pourra viser spécifiquement les épidémies, ainsi que la définition d’une épidémie par référence à une autorité de santé par exemple, mais également des situations plus propres aux parties : fermeture de sites pour raisons sanitaires, refus de livraison des fournisseurs ou tout autre cas adapté au secteur d’activité pertinent. La conséquence de la survenance d’un cas de force majeure, tel que défini dans le protocole ou contrat, pourra être la même que dans le régime légal de la force majeure : en cas d’impossibilité totale de réalisation de l’opération, le contrat sera résilié, alors que dans le cas d’un empêchement temporaire, la réalisation de l’opération sera simplement décalée. En cas d’empêchement temporaire, il sera important d’harmoniser la clause de force majeure avec l’éventuelle clause de longstop date, date butoir au-delà de laquelle les parties sont libérées de leurs obligations, qui est habituellement prévue dans les opérations de fusion-acquisition. Cette date en général assez lointaine doit normalement correspondre à la date au-delà de laquelle la logique économique de l’opération, telle qu’actée au signing, n’a plus forcément de sens compte-tenu de l’écart avec la date de réalisation. Il est donc nécessaire de déterminer, dans le cas d’un événement de force majeure qui viendrait repousser la date du closing au-delà de la longstop date :
‐ Si la longstop date est automatiquement prolongée jusqu’à la disparition du cas de force majeure, ce qui permet de « sauver » le projet ou
‐ Si le contrat est résilié automatiquement une fois la longstop date atteinte, peu importe que cette situation soit causée par un cas de force majeure.
3/ Les clauses de hardship
Les clauses de hardship sont proches des clauses MAC, en ce qu’elles permettent à une partie de se libérer de ses obligations en cas de survenance d’un événement ayant un impact financier sur les parties au contrat. En ce sens, elles sont à rapprocher de la notion d’imprévision vu lors de notre précédent article, sauf que les parties ont la main sur le degré de précision du régime applicable au contrat. Les clauses de hardship sont habituellement incluses dans des contrats à exécution successive, c’est-à-dire dont la réalisation est étalée en plusieurs fois sur une certaine période de temps. Les opérations de fusion-acquisition sont habituellement réalisées en une fois, au closing, mais cela n’est pas systématique non plus. Il peut arriver qu’une opération d’acquisition soit faite par tranches successives, réparties sur une certaine durée. Dans une telle hypothèse, une clause de hardship se conçoit parfaitement et pourrait permettre à un acquéreur, qui aurait déjà acquis une partie des titres d’une société cible, de se défaire d’une obligation d’acquérir les titres restants à une date ultérieure dans l’hypothèse où il rencontrerait, entre temps, des difficultés financières importantes. La rédaction d’une telle clause obéit aux mêmes impératifs que les clauses MAC, c’est-à-dire définir précisément les cas pouvant permettre la mise en œuvre de la clause. Elles nécessitent également de correctement définir les conséquences de la mise en œuvre d’une telle clause, on peut imaginer par exemple :
‐ Que les parties prévoient dès l’origine les modalités d’adaptation du contrat : adaptation des obligations pécuniaires en fonction d’indicateurs financiers, délais de paiement automatiques, par exemple ou
‐ Que les parties prévoient la résiliation du contrat en l’absence de solution négociée : selon les cas, cela peut être un moyen de mettre la pression sur les parties pour trouver un accord négocié de bonne foi, l’alternative étant l’abandon pur et simple du projet. L’ensemble de ces clauses (MAC, force majeure et hardship) pourront trouver un regain d’intérêt dans les prochaines années, à la lumière des événements actuels. Leur rédaction doit être faite avec l’aide de conseils ayant l’habitude de manier ces clauses, afin d’assurer leur cohérence, entre elles et avec les autres dispositions que l’on retrouve habituellement dans les protocoles ou contrats de fusion-acquisition.
La rédaction adaptée des clauses « classiques » des protocoles et contrats
Au-delà des clauses spécifiques qui permettent de gérer des événements inattendus, il est possible dans la rédaction des clauses que l’on retrouve communément dans les protocoles et contrats de fusion-acquisition d’insérer des modalités pouvant permettre de prendre en compte tous événements imprévus et leurs conséquences, notamment les conséquences d’une épidémie telle que celle du Covid-19.
1/ Les clauses de déclarations et garanties
Des déclarations et garanties, par lesquelles le cédant garantit un certain nombre de risques juridiques et opérationnelles, par exemple sur l’application correcte du droit social, l’état des emprunts contractés, la validité des contrats en cours. Ces déclarations et garanties servent notamment de base à l’indemnisation du cessionnaire si les déclarations se révèlent fausses après le closing. Ces déclarations et garanties peuvent également servir à construire une forme de clause MAC déguisée, parfois appelée backdoor MAC, car elle permet d’arriver aux mêmes effets en s’appuyant sur les déclarations et garanties négociées. Il s’agit pour l’acquéreur de pouvoir mettre un terme au projet avant le closing dans le cas où les déclarations et garanties ne seraient plus vraies entre le signing et le closing.
Ces clauses sont à manier avec précaution, car les déclarations et garanties ont alors deux objets potentiels : mettre un terme à l’opération et fonder l’indemnisation de l’acquéreur. Leur rédaction devra être particulièrement fine, pour un point souvent déjà sensible dans la négociation des contrats de fusion-acquisition.
2/ Les clauses d’ajustement de prix
Il est classique dans les contrats d’acquisition que le prix d’acquisition fasse l’objet d’un ajustement sur la base de la dette nette de la société et du besoin en fonds de roulement à la date du closing, c’est le cas dans 50% des opérations de fusion-acquisition en Europe selon les statistiques sur le domaine. Dans le cas d’évènements économiques majeurs comme l’épidémie actuelle, ces clauses continuent bien entendu de s’appliquer, ce qui peut avoir des conséquences très importantes. Selon les industries considérées, l’activité pouvant s’être fortement ralentie (par exemple dans le BTP ou l’industrie automobile), ou fortement accélérée (produits de santé, systèmes de télécommunications), avec un impact fort sur le BFR, selon la situation financière des clients ou des fournisseurs. Or, une forte variation du BFR aura directement un impact sur l’ajustement de prix et les flux financiers au closing, au profit de l’acquéreur ou du cédant, selon le cas. Il peut être utile, pour prévenir des variations extrêmes de BFR, de prévoir un plafond d’ajustement qui agira comme une borne limite de la prise en compte du BFR dans le calcul du prix. Il est vrai que cela revient à limiter l’intérêt de la clause d’ajustement, qui sert normalement à faire correspondre le prix à la réalité économique de la société cible à la date du closing. Mais c’est un équilibrage qui est fait au bénéfice de maintenir le prix dans une fourchette « normalisée », proche de ce qui a été anticipé par les parties à la signature du contrat. A l’inverse, il est possible de créer un « corridor », c’est à dire un maximum de variation en deçà duquel aucun ajustement n’est opéré ; cette solution permet de ne procéder à l’ajustement de prix que dans le cas où cet ajustement serait significatif.
3/ Les clauses de conduite de l’activité (covenants)
Une autre clause habituelle des projets de fusion-acquisition concerne l’encadrement de ce que la société cible et le vendeur peuvent librement faire et ne pas faire entre le signing et le closing. Il s’agit habituellement pour l’acquéreur de s’assurer que la substance de la cible ne soit pas modifiée considérablement préalablement à la réalisation de l’opération. Ces clauses listent en général un certain nombre d’actes que la société ne peut entreprendre sans l’accord préalable écrit de l’acquéreur, par exemple ne pas contracter d’emprunt au-delà d’un certain montant ou en dehors du cours normal des affaires, ne pas céder ou acquérir de branche d’activités, ne pas licencier ou embaucher de salariés dont les salaires sont supérieurs à un certain montant. Encadrer l’activité entre le signing et le closing peut également permettre de prévenir et harmoniser les politiques de gestion de crise chez l’acquéreur et chez la cible. A titre d’exemple actuel, recourir ou non à un prêt garanti par l’état, le recours au chômage partiel ou la demande de remise de certains prélèvements sociaux peuvent être envisagés de manière très différente par le vendeur et l’acquéreur, or c’est bien l’acquéreur qui devra, après la réalisation de l’opération, gérer la société cible en accord avec sa propre stratégie industrielle. Des covenants correctement rédigés permettent donc d’assurer à l’acquéreur d’avoir son mot à dire sur la conduite de la société cible dans le cas d’événements majeurs qui nécessiteraient la prise de décisions potentiellement lourdes de conséquence pour la société cible.
Les autres outils de gestion des risques des projets de fusion-acquisition
En dehors des clauses contractuelles, plusieurs mécanismes permettant d’alléger la charge du risque pour les parties à un projet de fusion-acquisition. Tout d’abord, raccourcir au maximum le délai entre le signing et le closing permet, mécaniquement, de réduire le risque d’un changement d’environnement économique ou la réalisation d’un événement qui viendrait perturber l’économie générale du projet. C’est déjà la volonté des parties dans la plupart des opérations, en général simplement limité par les délais tenant à des impératifs extérieurs (par exemple, les délais d’examen par les autorités de concurrence). Concernant la charge de la garantie de passif accordée par le vendeur, le cas échéant, le recours à l’assurance de garantie de passif pourrait permettre à la fois pour le vendeur de se débarrasser d’une grande partie de la charge financière potentielle que représente une telle garantie et à l’acquéreur de se prémunir contre toute défaillance financière du cédant, dans le cas où l’environnement économique se dégraderait fortement. Comme tout produit assurantiel, la négociation de la police et des exclusions qui y sont incluses sera primordiale pour assurer une couverture efficace. Le recours à l’assurance de garantie de passif est de plus en plus courant, (17% des deals européens incluaient une telle assurance en 2018, en augmentation régulière), mais ne concerne à l’heure actuelle qu’une minorité de projets, en attendant que les solutions soient mieux appréhendées par les acteurs de la place européenne.
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Nous avons pu voir que les régimes légaux de la force majeure et de l’imprévision ne sont pas spécialement adaptés à la pratique des opérations de fusion-acquisition. Les solutions sont plutôt à construire au cas par cas, avec des clauses spécifiques adaptées et négociées avec l’assistance d’avocats ayant l’habitude de manier ce genre de mécanismes. Cela permettra aux parties de répartir la charge des risques en cas d’événement majeur imprévu, telle qu’une pandémie, et de clarifier dans l’esprit de chaque participant la solution applicable, évitant ainsi des contentieux qui viendraient rajouter des coûts non maîtrisés à une période où, par définition, d’autres difficultés viennent déjà impacter l’activité des acteurs économiques.